La rue du Lutin à Angers est d’un autre temps

18/09/2023

Perpendiculaire à l'avenue Pasteur, au nord-est d'Angers, la rue du Lutin cultive une discrétion de bon aloi à l'écart du cœur de ville. Bien que sa popularité ne cesse de croître inexorablement, elle se distingue néanmoins par son côté unique, loin des raffinées maisons bourgeoises des quartiers huppés du centre. Avec ses habitations datant de la fin des années 1920 et le retour en grâce de l'architecture Art déco, qui caractérise certaines de ses maisons, le lieu charme et captive sans coup férir.

L'histoire de ce quartier d'origine populaire, devenu « tendance » au fil des ans, s'avère toutefois bien singulière. En 1913, à une époque où la pénurie de logements imposait la construction d'habitats, Angers décide de mener une première campagne de construction, qui ne débutera véritablement qu'en 1923 avec les maisons de la rue Prosper-Bigeard, située à proximité de la rue du Lutin. Quelques-unes d'entre elles existent encore et valent le coup d'œil, notamment en observant certaines toitures avec leurs décrochés et leurs poutres apparentes, leur donnant un côté vaguement balnéaire qui fut d'ailleurs revendiqué. Peu après, le quartier du Lutin sera créé en lieu et place d'une ferme et de jardins appartenant au pépiniériste angevin André-Leroy, sur un site situé entre l'avenue Pasteur, la caserne Desjardins et la rue des Deux-Croix.

S'appuyant sur le concept des cités ouvrières du nord de la France, le Cottage Angevin (société anonyme coopérative d'habitations à bon marché) acquiert des lots à bâtir afin d'y ériger des maisons modestes. Sur de petites parcelles, les constructions se succèdent en rangs serrés sur une ancienne voie privée, qui vit son appellation du Lutin adoptée en 1929 à la demande de ses premiers habitants, nom qui faisait « référence à une maison du XIIe siècle, Le Lutin alias la Jaille », selon un médiateur culturel. Ces habitations furent destinées à des petits fonctionnaires, des artisans et des employés qui rêvaient de maison individuelle. Construites en mitoyenneté, étroites et étagées, elles adoptent une distribution basique, ce qui les oblige à la modestie : entrée, couloir, cuisine et salle à manger pour le plain-pied ; chambres et salle de bains pour l'étage. Bien que « collées serrées », elles disposent d'un jardinet côté rue et d'un terrain privatif à l'arrière. Imaginées sur un même concept de distribution intérieure, ces logements diffèrent essentiellement par leur nombre de chambres, selon le type de surface.

En opposition aux maisons des cités minières du Nord, alignées au cordeau sur des voies rectilignes, les concepteurs adoptent le modèle de l'Anglais Howard, qui préconise des lignes courbes afin de jouer avec les perspectives. Nombre d'architectes se succèdent sur le chantier et on retrouvera ce même principe d'habitats et de voies dans d'autres villes de l'Hexagone, comme par exemple à Paris, du côté de Montmartre. Avec ses artères aux noms inspirés de l'imaginaire : les rues des Farfadets, des Korrigans, des Feux Follets et des Lutins, le lieu fait penser à la fois à un voyage dans la mythologie mais également dans le temps, notamment avec son architecture délicieusement désuète.

Et si beaucoup de maisons se ressemblaient, le temps s'est chargé de les transformer, au gré des occupants successifs, de leurs goûts, de leurs différences. En tant que propriétaire, chacun y est allé de sa touche, qui en optant pour un muret ou une palissade, qui en modifiant la couleur de son crépit, qui en plantant des arbres ou un potager, qui en utilisant du bois ou du fer forgé, qui en se laissant envahir par les herbes folles. Toutes ces métamorphoses donnent aujourd'hui un résultat parfois bigarré et souvent unique. Cependant, on devine derrière ces mutations une ligne architecturale illustrée par le style Art déco. Exemple le plus parlant avec la maison de l'Italien Pietro de Guisti, située au 7 rue du Lutin. Après avoir travaillé avec l'artiste Odorico sur le chantier de la fameuse Maison bleue du boulevard Foch, ce mosaïste s'installe à son compte et exprime son savoir-faire en habillant sa façade de mosaïques, comme une vitrine permanente.

De nos jours, ce qui surprend le promeneur, c'est le côté préservé de ce quartier uniquement composé de maisons individuelles, qu'elles soient simples ou plus cossues, avec leurs petits terrains clos et arborés. Ici, pas de commerces, d'ateliers, d'immeubles, de parkings, de trafic : c'est le calme qui domine, un peu comme si le quartier n'était fréquenté que par leurs seuls riverains. À l'évidence, il semblerait que les promoteurs ne soient pas encore parvenu à faire main basse sur le lieu. Et c'est tant mieux !